POURVU QU’ON AIT L’IVRESSE
(2016)Née d’une collaboration inédite entre Latifa Laâbissi, Nadia Lauro et les comédiens de la compagnie de l’Oiseau Mouche, Pourvu qu’on ait l’ivresse est un laboratoire à produire des situations ; un terrain de jeu où actions, visions et paroles sont emportées le long d’une ligne de fuite propice à toutes les combinaisons. Au sein de cette partie de chamboule-tout qui se réinvente tous les soirs, le travail de Latifa Laâbissi et Nadia Lauro a consisté à « intensifier les conditions du surgissement » : à définir des situations plastiques, des environnements réactifs et ajustables, dotés de règles du jeu, ou à lancer des énoncés dans la marmite du cadavre exquis en train de mijoter. Faire, voir et dire, tout part de là. De ce triangle sémiotique aussi instable qu’une pyramide de bouts de bois – que le petit groupe s’emploie à consolider, à ajuster ou à envoyer valdinguer avec une énergie libératrice. À partir des débris de « notre monde », les acteurs-danseurs délimitent des périmètres d’action : des univers poétiques, délirants ou chaotiques, qu’ils font tenir debout, assemblent pièce à pièce pour mieux les démonter. Opérateurs, passeurs, explorateurs, ils coupent, rapiècent, reformulent, échangent, se fabriquant des figures hétéroclites empruntées à leur imagination, bricolées à l’aide de fragments d’images et de personnages. Leur dérive est accompagnée par la présence d’un récitant, dont la parole transforme cet échafaudage fragile en poème sonore, commentaire ironique ou récit fantastique sautant du coq à l’âne. Dans cet effort à articuler, à capturer les désordres d’un réel troué de toutes parts, il y a la jubilation à dire le monde qui fout le camp : l’ivresse à le découper en petits morceaux, à triturer dans ses rouages, à l’éparpiller façon puzzle ; à le redistribuer selon de nouvelles mesures, de nouveaux systèmes de partage. « Je vois un problème », dit le récitant. « Je vois… je vois… je ne peux pas vous dire ce que je vois… »
Pourvu qu’on ait l’ivresse se situe entre ces deux pôles, se joue sur un fil tiré entre ces deux phrases. Le récitant tient ce fil. Les interprètes se tiennent dessus. À moins que nous ne soyons tous sur le fil. Merde… mais alors : qui le tient ?
Gilles Amalvi