LA PART DU RITE
(2012)Vous distinguez une forme immobile sous un tas de serviettes blanches. Une silhouette s’active autour d’elle, l’entoure de gestes minutieux. Ouvrière ou officiante, elle plie, tord, secoue, modèle cette momie anonyme comme un paquet de linge. Puis vous distinguez une voix, sans être tout à fait sûr de sa provenance : une voix étouffée, hésitante, une voix proche et lointaine qui dit : « changer le monde en changeant la qualité de son propre mouvement ». Qui parle de danse amateur, de danse révolutionnaire, évoque le rapport entre pratique physique, discours et utopie dans l’Allemagne des années 1920 : quelle valeur d’émancipation, quel vecteur de luttes, quelle inscription dans la société de son époque ? Vous regardez une mise en scène de la parole, et à mesure que ça parle, que ça travaille dans le dire, le discours – de savoir rationnel se fait chose stratifiée, pleine de couches, de torsions, de creux et de plis ; une chose remise à l’ouvrage, pétrie, ravivée par des actions, des pressions, des recouvrements. Vous regardez deux corps à la tâche qui s’engendrent l’un l’autre, réactivant un espace-temps paradoxal d’où penser la danse en tant que force agissante.
Quelle est La part du rite dans le rapport entre corps et discours articulé, art et transformation sociale ? À la fois conférence, performance, installation, cette pièce creuse le lien unissant chair et mots pour en révéler les zones de creux, de heurts, les résidus, les devenirs. Dans une tension constante entre manipulation, articulation et désarticulation, une chorégraphe et une théoricienne de la danse cherchent à brancher des idées sur des états, des figures sur des matériaux ; à explorer différents régimes esthétiques pour en questionner l’actualité. Comme des opératrices – parlées, remuées par plusieurs strates de mouvements, de références, Latifa Laâbissi et Isabelle Launay réveillent une histoire engourdie : toutes deux bordées par le dispositif enveloppant de la scénographe Nadia Lauro, elles brodent cette histoire fragmentaire pour mieux la faire déborder de son cours. Formant avec Écran somnambule un objet dialectique, reflétant les paradoxes des débuts de la modernité et l’invention d’un art chorégraphique simultanément « puissance magique et puissance critique », La part du rite secoue l’archive pour en réveiller les fantômes, et proposer un montage au présent.
Gilles Amalvi
Avec La part du rite, nous assistons à une conférence d’Isabelle Launay (enseignante-chercheuse en danse) sur les questions posées à l’art par les pratiques des danses amateurs dans l’Allemagne des années 1920. Dans un dispositif scénographique conçu par Nadia Lauro, Latifa Laâbissi règle une partition qui perturbe d’emblée le discours, dans un corps à corps elle manipule, agit, secoue, modèle sans relâche ni ménagement la conférencière. La conférence se transforme en un rituel entrechoquant images et discours.
C’est donc dans un récit altéré qu’Isabelle Launay évoque notamment trois projets d’artistes en danse, Rudolf Laban, Martin Gleisner et Jean Weidt, dont les esthétiques et politiques furent fort différentes.
S’il s’agit pour l’art, comme y appelait déjà Rimbaud, de « plonger dans l’inconnu pour trouver du nouveau », comment l’expérience du mouvement, l’exploration du monde sensible peuvent se faire à cette époque moyens de transformation du monde ? Une des questions centrales de l’art et particulièrement en danse de ce début du vingtième siècle ne serait-elle pas d’articuler non sans difficultés rêve et éveil, régression et révolution, somatique et politique, puissance magique et puissance critique, primitif et contemporain, jeu enfantin et savoir de la tradition ? À défaut de quoi, l’art produirait des « œuvres », des « bibelots » (Carl Eistein), ou encore des « médicaments » qu’on vient chercher pour soigner une maladie avouable de la « bourgeoisie cultivée » (Bataille), et non une force agissante, une image-acte qui ne laisse indemne ni l’objet ni le sujet. C’est aussi pourquoi on peut dire aussi que l’art est un jeu assez dangereux qui peut vite être celui d’apprentis-sorciers.