/ LE MÊME CORPS, JAMAIS PAREIL. D'APRÈS ESTHER FERRER -

LE MÊME CORPS, JAMAIS PAREIL. D’APRÈS ESTHER FERRER

(2025)

Le même corps, jamais pareil : cet énoncé pourrait servir de fil rouge parcourant l’œuvre chorégraphique de Latifa Laâbissi : que ce soit dans Self Portrait Camouflage, Adieu et merci, ou plus récemment Cavaliers impurs, le corps de la chorégraphe est traversé d’une multitude de figures hétéroclites : des blocs d’altérités qui prennent possession de son visage, de ses membres, de son imaginaire – transformant ses états, ses modes d’action et d’apparition. En convoquant l’œuvre performative d’Esther Ferrer – artiste majeure, plasticienne et performeuse qui a fait du refus du spectaculaire un de ses principes fondamentaux – Latifa Laâbissi ne cherche pas à jouer un rôle ou à chorégraphier ce matériau performatif – mais plutôt à effectuer un déplacement : déplacement de méthode, d’approche des espaces et des temporalités. Pour ce projet hors-cadre, s’appuyant sur les partitions de Esther Ferrer – dont le travail privilégie l’art/action et les pratiques éphémères plutôt que l’art/production – Latifa Laâbissi cherche en même temps à se laisser guider, en s’attachant à la rigueur de cette écriture minimaliste, tout en laissant surgir les accidents, les événements imprévus que mobilise cette œuvre.

Las cosas, Intime et personnel, Memoria ou encore Je vais vous raconter ma vie : les performances d’Esther Ferrer partent du plus petit dénominateur commun – les choses, les pensées, le temps qui passe – pour mesurer les failles du réel à l’aune du corps : un corps absolument singulier, qui peut être documenté, évalué, raconté par le biais de récits, de souvenirs ; et un corps qui est en même temps tous les corps, scrutés dans leur malléabilité, au travers de formes individuelles ou collectives. Si le même est toujours chargé d’altérité, il s’agit pour Latifa Laâbissi de devenir un corps parmi d’autres – éprouvant des durées, cataloguant des objets, arpentant des espaces. Ce n’est plus l’histoire de la danse en tant qu’archive qui est ici convoquée – comme dans Écran somnambule, qui la voyait reprendre les matériaux de la danse de la sorcière de Mary Wigman – mais une histoire alternative où le corps trace une ligne de jonction entre les arts plastiques, la performance et la danse, l’intime et le politique.

A la manière de Jorge Luis Borgès, interrogeant la notion d’original dans sa nouvelle Pierre Ménard, auteur du Quichotte, Latifa Laâbissi refait les performances de Esther Ferrer, à l’identique ; c’est à dire, jamais pareil.

--- Gilles Amalvi